Rochessadoule, le 5 juillet

Cher Guignol,

Me velà en villégiature, depuis une semaine, dans un charmant village niché sur une colline verdoyante en surplomb d’une rivière qu’on appelle la Cèze. C’est le pays des Cévennes. Je suis bien à mon aise de m’être escanné de la grande ville et de ses embiernes, et de respirer ici un air que n’est pas tout emboconné par l’oxyde de Cambronne. De ce pays des Cévennes, les moines Capucins de Lyon disaient : « Tout y est bon, hors les habitants qui sont les plus obstinés hérétiques du pays ». Sauf le respect que je dois à ces moines qu’étaient, pour ainsi dire, et à trois siècles d’écart, nos voisins des Pentes de la Croix-Rousse, attendu que leur couvent était implanté au bas du bas de la Grand’Côte, m’est avis qu’ils ne fesaient pas preuve de beaucoup d’objectivité, ni de trop de tolérance… Y faut dire que les circonstances de l’époque ne les poussaient guère à la nuance et à la retenue, rapport au fait qu’ils étaient venus dans ce pays acque les armées du roi Louis XIII pour faire le siège d’Alais et pourfendre les parpaillots qu’étaient alors légions par ici. Faut dire aussi que nos moines avaient été fort mal reçus par les autochtones de ce temps, qui ne semblaient pas mieux goûter leurs belles paroles que les mousquets du roi…

Ces Capucins avaient au moins raison sur un point : ce pays est très beau. Pour le reste, je trouve que les genses d’ici sont aussi estimables que d’autres et, à coup sûr, de bien meilleure compagnie que les culs-serrés d’Ainay, les catoles de Saint-Nizier, ou les affidés du Gégé Merdelion. À en juger par la joyeuse bande que je fréquente assidument depuis huit jours au bar de la mairie, je dirais même que les habitants d’ici sont en tous points semblables à nos compagnons de la rue des Pierres-Plantées. Ils savent lever le coude aussi bien, même mieux, que la plupart des habitués du comptoir du père Coquard. Tout bien considéré, y me semble que ces indigènes auraient mérité, tant ils ont de vertus, de naître entre Rhône et Saône. Mais, bien sûr, tout le monde y peut pas être de Lyon. Il en faut bien un peu d’ailleurs, et même aussi des Cévennes… n’en déplaise aux Capucins.

Parmi ces bons compagnons, y en a deux qu’il faudra absolument que je te présente quand tu viendras me rejoindre ici. L’un c’est ‘‘lou Aguinchaire’’, qu’est borgne de l’œil gauche et, de l’avis général, l’un des meilleurs chasseurs de la contrée. L’autre c’est ‘‘lou Bancanal’’, ainsi que le nomment ses amis, à cause qu’il a du mal à garder l’équilibre, rapport à sa jambe qui ne s’est pas bien remise d’un accident qu’il a eu au temps qu’il était mineur. Ces deux-là sont intarissables sur l’histoire locale. Ils en connaissent toutes les légendes et tous les secrets depuis les temps les plus anciens d’autrefois. Et des légendes, dans ce pays, y en a à regonfle, y en a des cuchons, tant et plus et si tellement que si on en fesait un livre, y serait plus volumineux que toutes les publications réunies de l’Académie du Gourguillon !

Pour te donner l’envie de venir me retrouver ici au plus vite, je vais te donner un exemple que te fera une bonne illustration de comment se passent les journées avec mes nouveaux compagnons. On se retrouve au bar de la mairie sur le coup des onze heures du matin. Quand on est lassés d’être restés trois ou quatre heures pique-plante sur nos fumerons, accrochés au zinc (surtout particulièrement lou Bancanal, rapport à sa jambe), on va se poser chacun sur un tabouret autour d’une table au fond de la salle et là, sans cesser de rendre hommage à la viticulture française, on écoute nos deux compères nous conter des histoires que sont assurément plus vraies et plus authentiques que l’apparition de Notre-Dame de La Salette. Ainsi, hier, lou Aguinchaire nous a narré, avec force détails attestant de la véracité de son récit, l’extraordinaire miracle du Volo Biou, qu’a eu lieu, y a bien longtemps, tout près d’ici, à une dizaine de kilomètres en aval, dans la ville de Saint-Ambroix. Magine-toi que l’édile de cette cité, à cette époque lointaine, avait, pour complaire à ses concitoyens, promis de faire voler un bœuf en le précipitant du haut du Rocher de la tour Guisquet qui domine le bourg. (Comme te l’as deviné, Volo Biou ça signifie « le bœuf qui vole » dans le patois local que les autochtones appellent l’occitan). C’est comme si on proposait de propulser un bœuf depuis le sommet de Fourvière pour qu’il aille atterrir bien tranquillement au beau milieu de la place Bellecour, juste à côté de la statue équestre de Louis XIV. Te vois un peu le tableau ! Eh ben, le miracle se produisit et les habitants en furent si contents que, depuis ces temps lointains, ils célèbrent chaque année le prodige en une longue procession à travers la cité. C’est devenu une fête locale très prisée, un peu comme notre 8 décembre et ses illuminations pour commémorer le miracle de la Sainte-Vierge qu’avait préservé les Lyonnais de la peste à une époque où l’on en mourait plus sûrement qu’en allant aux Croisades. Je ne voudrais pas offenser la Vierge-Marie, ni minimiser la générosité de son geste, mais y me semble que le miracle du Volo Biou est encore plus impressionnant que le sien. Pace qu’avec les relations qu’elle avait en Haut-Lieu, avec le Père, avec son Fils et aussi avec le Saint-Esprit, elle a pas dû avoir trop de difficultés à obtenir que la peste fasse un détour pour éviter la cité de Lyon. Surtout que c’était quand même la moindre des choses pour eux d’accorder leur protection à la ville des premiers martyrs chrétiens, la ville de Sainte Blandine, qu’était en outre le siège de l’Archevêque Primat des Gaules. Tandis que faire voler un bœuf… pour un simple édile provincial que n’avait sûrement pas ses entrées directes auprès de la Sainte-Trinité !

Lou Bancanal, qu’aime rien tant que contredire son compère sur le sens et l’origine des légendes locales (y paraît que c’est un usage constant chez les érudits), m’a glissé dans le creux de l’oreille qu’en fait le Volou Biou ça s’est pas passé exactement comme l’a dit lou Aguinchaire. Y paraîtrait que c’était un coup monté pour faire venir les touristes dans la ville afin de relancer le commerce. Bon, pourquoi pas… Mais c’est pareil à Lyon pour la Fête–des-Lumières du 8 décembre et personne n’y trouve rien à redire. Je lui redemanderai quand même de m’expliquer mieux, car je ne suis pas sûr d’avoir tout bien compris à cause qu’y se fesait tard et que le pichet de la tournée du patron était moins frais que les quinze précédents qu’on avait payés acque nos pécuniaux, ce qui m’avait fait comme un coup de tavelle sur le coqueluchon.

Je m’aperçois qu’il est déjà bientôt onze heures et qu’il est plus que temps que je me mette en route pour mon rendez-vous au bar de la mairie. J’arrête donc cette lettre ici.

J’espère, Cher Guignol, que ma missive te trouvera en bonne santé et te convaincra de venir bientôt me rejoindre pour passer quelques jours de vacances dans ce beau pays des Cévennes.

Je te dis donc : À la revoyure !

En attendant, tâche moyen de te bien porter… et de boire frais, si faire se peut.

Gnafron

La Légende du Volo Biou, vue par Gnafron...

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